« À partir d'aujourd'hui, j'habite aussi ici », a-t-il écrit sur un papier fixé sur sa porte. Bailey, un labrador-retriever, vous fait la fête quand la porte s'ouvre. Derrière lui se tient Tobias C. Le jeune homme est habillé tout en blanc. Couleur qui domine aussi dans son appartement, mis à part une belle table en bois brun. Comme s'il avait deviné mes pensées, il m'explique : « Je vois mieux les tâches sur le blanc et je ne suis pas obligé de trier la lessive selon les couleurs. » À première vue, on ne peut pas deviner pourquoi c'est si important pour lui. Ce sont ses lunettes particulières, aux verres jaunes, qui révèlent que le jeune homme a un handicap. « Si tu m'avais rencontré dans la rue, tu aurais tout de suite compris », ajoute-t-il. Il sort toujours avec une canne blanche et on remarque immédiatement qu’il est presque aveugle. Bailey l’accompagne depuis un an. Tobias le considère comme un guide, mais aussi un compagnon fidèle et un ami. « Nous formons un duo inséparable », dit-il en caressant affectueusement son poil noir.
Pour retrouver le bonheur et une vie autonome, le jeune homme a dû parcourir un long chemin semé d'embûches. À 23 ans et après une première formation d'agriculteur, il venait de terminer son service militaire comme conducteur de camion en service long. Il travaillait pour la poste comme conducteur pour le transport de valeurs. Son travail lui plaisait : « J'aurais aimé faire ça toute ma vie. » Mais le 8 septembre 2017, un événement bouleverse sa vie. Il est victime d'une hémorragie cérébrale. « Je me suis réveillé le matin avec de terribles maux de tête, j’ai cru que ma tête allait exploser », raconte-t-il. Il appelle les secours avant de s'effondrer dans sa salle de bain où il reste sans connaissance. Jusqu’à aujourd'hui, plusieurs semaines de sa vie sont effacées de sa mémoire.
Le courage et la volonté de se battre à nouveau
Tobias C. est transporté à l'Hôpital Universitaire de Zurich où il subit une opération au cerveau. Plongé ensuite quatre jours dans un coma artificiel, il passe un mois aux soins intensifs. Il le sait parce qu'on le lui a raconté. Sa lésion cérébrale lui laisse des séquelles : Il ne peut plus marcher, sa mémoire à court terme et sa capacité de concentration sont très limitées, son acuité visuelle est réduite à 5% . « C’est comme à travers une vitre opaque », précise-t-il comme s'il pouvait à nouveau lire dans mes pensées. S’ensuit un long séjour de réadaptation. Tout d'abord dans la clinique de Rheinfelden où il perd 15 kilos en trois semaines. Suite à sa lésion cérébrale, il a constamment des nausées et vomit sans cesse. « Au bout de trois semaines, j'étais si désespéré que j'ai essayé de m'ouvrir les veines en les grattant avec mes ongles. Je n'étais pas vraiment conscient de ce que je faisais », raconte Tobias C. Il est transféré dans une unité psychiatrique fermée à Winterthur. C’est ici qu’on constate que les vomissements constants sont un problème d’ordre médical et non psychique. Le jeune homme est transféré un mois plus tard dans la clinique de réadaptation de Bellikon. Il ne peut toujours pas marcher et se déplace en fauteuil roulant : « Pour la première fois, j’ai réalisé que ma vie ne serait plus jamais comme avant. » Un moment difficile pour celui qui débordait d’énergie et avait de nombreux projets quelques semaines plus tôt. Cela le bouleverse tant qu’il s’informe sur l’assistance au suicide auprès du psychologue de la clinique. Il est alors à nouveau transféré en psychiatrie. « Une terrible expérience », commente-t-il brièvement. Il ne souhaite pas en dire plus à ce sujet.
Mais un jour, le courage et la volonté de se battre reviennent l’habiter. Certainement aussi grâce au soutien inconditionnel de sa famille pendant toute cette période, et jusqu’à aujourd’hui. « Un jour, je me suis dit : maintenant tu vas réapprendre à marcher », partage-t-il. Aussitôt dit, aussitôt fait. « Je n’oublierai jamais mes premiers petits pas », se souvient-il. Aujourd’hui, il fait tous les jours 10 kilomètres de marche : « Tout simplement, parce que je peux à nouveau le faire et j’en suis très heureux ». Le séjour de réadaptation à Bellikon s’est achevé après quelques mois. Tobias C. pouvait à nouveau marcher. Mais sa vue n’a pas pu être améliorée. « Les nerfs optiques sont détruits et ça ne reviendra pas », explique-t-il. Il ne se dégage de lui ni colère ni tristesse. Il a maintenant accepté son destin et il est heureux de vivre : « Je sais mieux apprécier la vie aujourd’hui et je me réjouis de tout ce que j’arrive à faire sans aide. »
Soutien de FRAGILE Suisse
Après la réadaptation et alors âgé de 29 ans, Tobias C. habite pendant un an dans une structure d’accueil offrant un habitat avec assistance. Mais depuis quelques années, il vit seul et gère son quotidien de manière autonome. Bien qu’il ne ressente plus la faim depuis son hémorragie cérébrale, il a appris à cuisiner. Ses journées sont bien remplies et il en est très satisfait. En plus des 10 kilomètres de marche quotidienne avec Bailey, il va régulièrement nager, il joue du piano, fait de la remise en forme et rencontre ses amis. FRAGILE Suisse lui apporte aussi un soutien précieux. Au début, une professionnelle de l’accompagnement à domicile passait toutes les semaines pour l’aider, surtout pour les questions administratives. Aujourd’hui, elle ne vient plus que deux fois par an ou s’il en ressent le besoin. Tobias C. participe au groupe de parole à Aarau et va tous les 15 jours, avec d’autres personnes concernées, au cours de marche nordique de Daniel S, lui aussi touché par une lésion cérébrale. Il fait du jogging une fois par semaine, en compagnie de Bailey, et avec d’autres personnes qui ont connu de semblables épreuves : « Les échanges avec d’autres personnes dans ma situation me font du bien. Il y a tellement d’histoires différentes. » Il va aussi au cours de yodel de FRAGILE Suisse. « Ça me plait beaucoup. J’aime chanter et c’est bien qu’il n’y ait pas de texte parce que je ne pourrais pas le voir », dit-il non sans humour. Et il ajoute : « Je ne pourrais pas non plus l’apprendre parce que ma mémoire à court terme est aussi atteinte. » Et pour l’entrainer, il fait au moins 30 minutes d’exercices de mémoire tous les jours. Ça l’aide.
Le jeune homme ne peut plus travailler en raison des séquelles de sa lésion cérébrale. « J’ai été officiellement mis à la retraite à 25 ans et je suis probablement le plus jeune retraité de Suisse », raconte-t-il en montrant la lettre de la caisse de retraite. Même s’il regrette de ne plus pouvoir conduire, il ne trouve pas ça grave. « Si je travaillais, je n’aurais pas le temps de faire tout ce que je fais », dit-il avec un clin d’œil. Et comme sur commande, Bailey lui donne un coup de museau : il est temps de faire une promenade. Tobias C. enfile sa veste blanche et ses chaussures blanches, prend sa longue canne dans une main et Bailey en laisse dans l’autre et quitte son appartement.
Interview : Carole Bolliger