Karin et Tobias Bachmann sont assis à la table de leur salle à manger. Devant eux, deux albums de photos, souvenirs de leurs voyages au Canada et en Norvège. «Le Canada, c’est le dernier grand voyage que nous avons fait, c’était magni!que», raconte Karin. Son mari approuve en hochant la tête et sourit. Il voudrait ajouter quelque chose, mais aucun mot ne sort de sa bouche. «Parfois, ça le rend furieux», commente sa femme. Tobias, son mari depuis 35 ans, acquiesce à nouveau d’un signe de tête. Il pointe du doigt un tableau placé sur un chevalet dans la salle de séjour et qui représente un poing, dessiné au fusain. La personne à qui appartient ce poing n’apparaît pas, mais on devine qu’elle est en colère. Le mot «aphasie» est écrit en grosses lettres au-dessus du poing. Tobias désigne le tableau, puis luimême. «Il voudrait parler, mais il ne peut pas», explique Karin. Son mari approuve et serre le poing.
Tobias Bachmann lutte avec l’aphasie depuis treize ans. Il ne peut s’exprimer comme il le voudrait. Les mots lui viennent à l’esprit, mais il ne parvient pas à les prononcer. L’aphasie provient de lésions situées dans certaines zones du cerveau. Chez Tobias, elle est la conséquence d’un AVC, provoqué par une rupture d’anévrisme en avril 2009. «Il dormait déjà quand j’ai voulu aller au lit. A ce moment-là, j’ai remarqué qu’il lui était arrivé quelque chose», se souvient Karin Bachmann. Venant d’une famille de médecins, elle a compris, en voyant que son mari avait la bouche de travers, qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Elle a appelé les secours, et son mari a été conduit à l’hôpital cantonal de Zoug, puis transféré à l’Hôpital Universitaire de Zurich. Admis aux soins intensifs, il est resté hospitalisé dix jours.
Le solide soutien de la famille
En un instant, Tobias est devenu quelqu’un d’autre. Pilier de la famille, à la tête d’un bureau d’études prospère, passionné de montagne, il n’était plus que l’ombre de lui-même, comme le dit sa femme. Il ne pouvait plus marcher, était devenu hémiplégique et ne savait plus ni parler ni écrire. «Au début, j’ai eu très peur pour lui», partage Karin pour qui tout a aussi changé. Jusque-là, elle s’était consacrée à sa famille et à son foyer: «Tout à coup, j’ai dû m’occuper de tout. Les premiers temps, j’ai vécu comme une automate; j’étais juste heureuse que Tobias soit vivant.» La situation est aussi une épreuve pour leurs deux enfants, âgés de dix-sept et dix-neuf ans. «C’était un choc énorme pour eux», souligne-t-elle. Pourtant, les enfants parviennent à accepter la situation. «Pour eux, il était et il reste leur père.» Ils l’ont toujours soutenu. La famille est très unie.
Tobias passe cinq mois à la clinique de réadaptation de Bellikon (AG). Il doit tout réapprendre, comme un enfant. «L’in!rmière m’a dit qu’il quitterait probablement la clinique avec un déambulateur. Mais elle ne connaissait pas mon mari», sourit Karin. Il a toujours été très tenace, voire obstiné. «Il s’est entraîné sans arrêt et sans renoncer jusqu’à ce qu’il puisse remarcher», ajoute-t-elle. La clinique de Bellikon informe Karin de l’existence de FRAGILE Suisse. «Je me suis adressée au département de conseil où on m’a donné des informations très utiles. Depuis 10 ans, mon mari participe aux semaines de logopédie et a réappris à se servir d’un ordinateur grâce à un cours d’informatique», dit-elle.
La peinture comme exutoire à ses émotions
Après sa réadaptation, Tobias Bachmann rentre chez lui, dans leur maison de Zoug d’où la vue s’étend vers le lac et jusqu’aux montagnes. «J’étais mariée depuis 27 ans avec mon mari, mais j’ai dû découvrir la personne qu’il était devenu. En tout cas, il n’avait pas perdu son humour», constate Karin. Le couple aime rire, se taquiner et voyager. En 2013, soit quatre ans après ce coup du sort, ils passent cinq semaines en Espagne. Le frère de Karin vit au nord de Barcelone. Elle apprend l’espagnol tandis qu’il suit un cours de peinture. La passion de Thomas pour la peinture n’est pas nouvelle. «Je me suis rendu compte que la colère l’étouffait et qu’il avait besoin d’une soupape pour évacuer son exaspération, ses frustrations et ses émotions», con!e sa femme. Elle trouve un cours de peinture accompagnée qui séduit immédiatement son mari. Il a sans doute hérité son talent de sa mère qui a peint sa vie durant.
Tobias Bachmann montre un dessin, réalisé aux crayons de couleur et à la craie Neocolor, qui représente la mer et des nuages. Puis, il désigne un album de photos de vacances: «Il a fait ce tableau pendant l’un de nos voyages», explique Karin. Son mari rayonne. Quand ils voyagent, Thomas emporte toujours un bloc à dessin et des crayons. Il fait surtout des portraits à la peinture acrylique ou au fusain, plus rarement à la peinture à l’huile. Souvent, les yeux du sujet ne se voient pas; ils sont cachés ou fermés, sans que le peintre puisse expliquer cette particularité. En peignant, Thomas, âgé aujourd’hui de 63 ans, peut s’exprimer et canaliser ses émotions, dire ce qu’il ne peut plus dire par la parole. Quand son mari peint, il s’immerge dans son monde à lui, parfois pendant des heures. «A ce moment-là, il ne faut pas le déranger», dit-elle en riant avec lui. Formant un couple soudé, ils ne ruminent pas le passé et se tournent vers l’avenir. «Il faut essayer et voir ce qui arrive», ajoute Karin, «c’est ce que mon mari dit toujours.» Le couple entretient une relation vivante et aime la vie. Leur prochain voyage est déjà en préparation.
Tobias Bachmann est l’un des 24 artistes cérébrolésés qui présenteront leurs œuvres à Berne, en avril, dans le cadre de l’exposition «INVISIBILE» de FRAGILE Suisse. «Quand je lui en ai parlé, il a tout de suite voulu participer», raconte Karin Bachmann. Son mari désire montrer son œuvre. Avoir été sélectionné pour l’exposition est aussi une marque d’estime. «Je ne suis pas uniquement une personne avec un handicap», déclare Karin Bachmann au nom de son mari, qui l’approuve d’un signe de tête.